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Et l’aspect social ? - Comprendre
Réduire la population ou les inégalités ?
par Alain Geerts - 31 mars 2014

Sujet tabou, la question du contrôle démographique des populations ne laisse personne indifférent. Elle émerge parallèlement à une prise de conscience plus forte des limites de notre planète. Mais est-ce une solution adéquate à ce problème de limites que de se lancer dans la régulation démographique ou n’est-ce qu’une tentative d’échapper à la nécessité de régler ce qui la détermine fondamentalement, les inégalités ?


Démographie : ajustement constant des estimations à la hausse

Un rapide tour d’horizon des publications récentes en matière de démographie [1] montre que :
- la population mondiale augmente de manière très importante depuis peu. Elle a triplé en moins d’un siècle, passant de 2 milliards en 1930 à 6 milliards en l’an 2000 et a encore fait un bond d’un milliard en une décennie. Regarder ce graphe

ne peut que susciter l’angoisse ;
- les spécialistes de la question démographique doivent, les données prospectives les plus récentes en attestent, ajuster en permanence leurs projections, et plutôt à la hausse qu’à la baisse.(voir notamment cet article sur rfi.fr) ;
- l’Afrique, qui se caractérise par l’espérance de vie la plus basse et un taux de mortalité infantile le plus élevé, a un taux de croissance de sa population qui demeurera très élevé ;
- les nantis s’angoissent du fait d’une prise de conscience des « effets secondaires » d’une dénatalité constatée (en Europe, Japon, Corée du sud…) susceptible de générer des problèmes socio-économiques de taille. La cause de ladite dénatalité serait notamment le stress lié aux modes de vie occidentaux (travail, difficulté économique,…). Lutter contre cette implosion démographique en stimulant la natalité s’avère par ailleurs complexe et jusqu’à présent assez inefficace.

Bref, « maîtriser » la démographie semble ardu et même inimaginable au niveau global.

Nous avons atteint (voire dépassé) les limites de notre planète

Parallèlement à cette hausse de la population, une autre source d’inquiétudes réside dans le fait que nous avons dépassé les limites des ressources de notre planète. Ne pas tenir compte de ce constat serait suicidaire. La toute récente étude du Goddard Space Flight Center de la Nasa citée par un article du « Guardian » aboutit au constat inquiétant que l’exploitation excessive des ressources de la planète pourrait tout simplement conduire à l’effondrement de notre civilisation !

Et il importe à ce stade de souligner qu’il n’y a aujourd’hui pas de liens directs démontrés entre la croissance de la population et ce dépassement des limites écologiques ! Ce n’est par exemple pas l’augmentation de la population africaine qui y joue le moindre rôle. Divers travaux indiquent par contre que cette population pauvre, qu’elle soit d’Afrique ou d’ailleurs, paie cash les coûts écologiques de la surexploitation des ressources essentiellement au profit et/ou à destination des populations aisées (voir par exemple le tout nouvel atlas des conflits environnementaux dans le monde).

Des ressources suffisantes, d’autres largement limitées

Disposer d’une ressource aujourd’hui suffisante (voire excédentaire), ne règle pas tous les problèmes. Alors que l’on identifie assez de ressources agricoles pour produire de quoi nourrir la population mondiale actuelle et à venir (à tout le moins jusque 2050), il y a encore plus d’un milliard de sous-alimentés dans le monde. C’est le constat fait par le belge Olivier De Schutter dans son tout récent rapport publié au terme de son mandat de rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation. Au moins trois facteurs concourent à une répartition inégale des matières premières alimentaires : l’accaparement des terres par des entreprises transnationales et gouvernementales [2], la spéculation sur ces matières premières alimentaires par les banques et autres sociétés de courtage en matière première (voir cet édifiant article d’Eric Toussaint) et l’importante perte de contrôle des gouvernements sur ces mécanismes financiers de prédation.

La FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) déplore de son côté le coût social de l’obésité et de l’excès pondéral qui a doublé au cours des 20 dernières années. Une mauvaise alimentation « pourrait représenter jusqu’à 5% du PIB mondial, soit 3.500 milliards de dollars par an ou 500 dollars par personne [3] » du fait de la perte de productivité et des dépenses de santé. D’ici 2030, le nombre de personnes en surpoids devrait atteindre 3,3 milliards.

Il est par ailleurs reconnus que nous assistons au déclin des ressources énergétiques fossiles et fissiles, que nous allons vers une pénurie de métaux, que la quantité suffisante actuelle des terres arables pour cultiver est mise à mal par les changements climatiques et les cultures énergétiques… mais aussi que l’eau dont manquent un milliard d’individus est soumise à des pressions énormes (climatiques, spéculative…) notamment parce-qu’elle est détournée de son usage premier de ressource alimentaire ou agricole. Sans parler du déclin massif de la biodiversité dont je ne citerai qu’un exemple que je reprend à Pierre Rabhi : 60% des graines domestiquées depuis 12 000 ans ont aujourd’hui disparu.

Enfin, la (sur)consommation des ressources principales de la planète et les pollutions y afférentes (extraction, production, consommation…) sont le fait d’une minorité : 50% des émissions de CO2 sont dues aux activités de 7% d’entre-nous tandis que les 50% d’humains les plus pauvres émettent l’équivalent de 7% de CO2 (il y a mille autres exemples possibles).
Une préoccupation plus récente réside dans le fait que les personnes qui, dans les pays émergents, accèdent au rang de consommateur, veulent profiter des mêmes avantages que les habitants des pays les plus riches, perpétuant ainsi un système vicié dont les effets secondaires négatifs pourraient conduire à terme à un « dépôt de bilan planétaire ». Le graphique ci-dessous relatif aux conséquences de l’accès à la viande des populations des pays émergents sur les cultures dans le monde est assez éloquent [4].

Et c’est probablement là que les partisans de politiques fortes de contrôle démographique trouvent la majeure partie de leurs arguments.

Au profit d’une minorité prédatrice

L’étude du Goddard Space Flight Center de la Nasa citée plus haut mentionne un second facteur potentiellement responsable de la disparition de notre civilisation : un creusement des inégalités entre les plus riches et les plus pauvres de la société. Le survol très rapide (aidé par Eric Toussaint) du livre de Thomas Piketty [5] nous permet de faire le point sur cette question.

Quelques extraits significatifs :
- Le 1 vingt millionième le plus riche de la population adulte au niveau planétaire en 1987 était constitué de 150 personnes, chacune ayant en moyenne un patrimoine de 1,5 milliard de dollars. Vingt-six ans plus tard, en 2013, le vingt millionième le plus riche comptait 225 personnes dont chacune avait en moyenne 15 milliards de dollars, soit une progression de 6,4 % par an. Le 0,1 % (1 millième de la population mondiale) le plus riche au niveau mondial détient 20 % du patrimoine mondial, le 1 % détient 50 %. Si on prend en considération le patrimoine des 10 % les plus riches, Thomas Piketty estime qu’il représente 80 à 90 % du patrimoine mondial total, les 50 % d’en bas possédant certainement moins de 5 % . Si un tournant radical n’est pas pris, toutes choses restant égales par ailleurs, au bout de 30 ans, le 0,1 % (le millième le plus riche) possédera 60 % du patrimoine mondial au lieu de 20 % en 2013 !

Les choses deviennent passionnantes si l’on s’intéresse à l’évolution historique de cette possession du patrimoine.

- En Europe, la part accaparée par le décile supérieur équivaut à plus de 80 % du patrimoine en 1810 et augmente au cours du 19e siècle et au début du 20e pour atteindre 90 % en 1910. Il commence alors à baisser suite à la guerre 1914-1918 et aux concessions que la bourgeoisie a dû faire face aux luttes populaires après la Première Guerre mondiale. La baisse se poursuit après la Deuxième Guerre mondiale pour les mêmes raisons et la part des 10 % les plus riches atteint son point le plus bas en 1975 (un peu moins de 60 %). À partir de ce moment-là, il commence à remonter pour atteindre près de 65 % en 2010. La part du 1 % le plus riche suit grosso modo la même courbe, elle passe d’un peu plus de 50 % en 1810 à un peu plus de 60 % en 1910. La baisse commence en 1910 et atteint son point le plus bas en 1970-1975 (20 %) puis commence à remonter. L’évolution aux États-Unis suit la même chronologie mais il est important de souligner qu’alors que la part du centile et du décile le plus riche était inférieure à celle de leurs homologues européens au 19e siècle, la situation se modifie à partir des années 1960 : leur part du gâteau dépasse celle de leurs pairs européens.

Et Eric Toussaint de tirer deux conclusions évidentes :
1. la tendance est à un retour à la hausse des inégalités, les 1 % et 10 % les plus riches augmentent fortement la part de patrimoine qu’ils accaparent ;
2. l’évolution de la répartition de la richesse peut être rigoureusement expliquée par l’évolution des luttes sociales et des rapports de force entre les classes.
« Tout cela donne par ailleurs la mesure de l’effort de redistribution à réaliser. Redistribution qui nécessite la confiscation d’une part très importante du patrimoine des plus riches… »

Ce qui est dit là en filigrane, c’est :
- d’une part qu’il y a une défaillance du système mondial actuel dominé par un capitalisme financier qui nous a amené à dépasser les limites de validité de notre civilisation, et que c’est d’un changement de civilisation dont nous avons besoin [6]

- d’autre part que, quand on prend conscience de ce qui est à l’oeuvre par exemple dans le projet de traité TTIP ou TAFTA entre l’Europe et les Etats-Unis [7] - domination du secteur privé international, mise à mal et recul des acquis sociaux, et risques sanitaires et environnementaux - ou que l’on constate que les législations sont de plus en plus rédigées en faveur des multinationales, il devient évident que ce ne sont pas les gouvernements et leurs politiques actuelles qui vont orienter le monde vers le changement radical nécessaire. Lequel d’entre eux voudra/osera/se donnera les moyens de/... mettre en pratique une véritable redistribution qui n’est rationnellement possible que si l’on s’attaque au patrimoine des plus riches (et plus précisément à la part illégitime de ce patrimoine) ?
- enfin, qu’il y a beaucoup d’autres mesures à prendre avant de vouloir s’attaquer à la démographie.

Les problèmes de notre société sont politiques

Qu’on le veuille ou non, des luttes sociales radicales que l’on souhaite les plus pacifiques possibles seront nécessaires pour changer de paradigme ou de civilisation. Des prémisses de celles-ci sont décelables, comme le décrit très bien Naffeez Ahmed, dans les troubles civils que nous avons eus très récemment au Venezuela, en Bosnie, en Ukraine, en Islande et en Thaïlande. Ou, plus récemment encore à Madrid : « La rage, le ras-le-bol, l’indignation, mais, aussi, la solidarité, le soutien mutuel et la dignité sont le combustible des « Marches de la Dignité » qui (…) parcourent tout l’Etat espagnol pour arriver à Madrid » [8]. Nous ne savons pas encore les formes que prendront ces luttes sociales, mais elle s’ancreront dans l’indignation et la colère des « laissés pour compte » et s’appuieront sur une forme de pouvoir et une éthique que doit réinventer la société civile. Et quand on prend conscience de la violence dont est capable le système actuel pour maintenir ses privilèges, rien ne garantit que cela se fera dans la douceur...

Toutes les initiatives de transition vers un nouveau paradigme qui se mettent progressivement en place chez nous participent certes à cette dynamique de changement mais très à la marge car si certaines d’entre elles font des propositions relatives aux politiques de redistribution et production/consommation durables, très peu se positionnent clairement sur les politiques de confiscation des patrimoines indûment constitués par les plus riches de ce monde et encore moins en font un objet de lutte prioritaire.

Enfin, pour terminer par un point relatif à la démographie, on peut raisonnablement estimer qu’une société qui aura pris conscience des limites de la planète et qui aura mis sur pieds des politiques de redistribution efficaces saura gérer sa démographie en respectant les souhaits de sa population.

notes :

[1En 2009, Anne Thibaut nous avait fait une synthèse de la question de la démographie en lien avec les enjeux environnementaux et principalement l’empreinte écologique. A peine un an plus tard, Marie Cors remet le travail sur le métier.

Le site français Reporterre revient il y a peu sur le sujet à l’occasion de la sortie plus ou moins récente de 3 ouvrages s’attaquant à la question :
- Moins nombreux, plus heureux
Michel Sourrouille (dir.), éd. Sang de la Terre, 176 p., 16 €.
- Démographie et écologie
Jacques Véron, éd. La Découverte, 128 p., 10 €.
- Compte à Rebours
Alan Weisman, éd. Flammarion, 432 p., 23,90 €.

Voir aussi le site de l’Institut National des Etudes Démographiques ou encore cet article récent paru dans Le Monde

[2L’estimation la plus complète de l’échelle d’accaparements des terres, parue en septembre 2010 par la Banque mondiale, démontre que plus de 46 millions d’hectares d’acquisitions importantes de terres agricoles furent déclarés entre octobre 2008 et août 2009, dont deux tiers de cette surface en Afrique subsahariennes. L’aperçu le plus récent, fondé sur des données fournies en avril 2011 à un congrès international convoqué par la Land Deal Politics Initiative, évalua que les accords territoriaux représentent 80 millions d’hectares, dont la taille moyenne est 40 000 ha, un quart dépassent 200 000 ha et un quart au-dessous de 10 000 ha. 37 % de la surface sont consacrés aux cultures alimentaires, 21 % aux cultures commerciales et 21 % à la culture des biocarburants.(Source : Wikipédia

[3Le surpoids concerne 1,4 milliard de personnes de 20 ans et plus dans le monde (estimations mondiales de l’OMS).
Le surpoids et l’obésité représentent le cinquième facteur de risque de décès au niveau mondial et fait au minimum 2,8 millions de victimes chaque année.
source : Organisation Mondiale de la Santé (OMS) - « Obésité et surpoids » - Aide-mémoire N°311

[4source : Alternatives Economiques, Hors-série sur l’état de l’économie 2014, 2è trimestre 2004

[5Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013, 970 pp.

[8Esther Vivas, Publico.es, 21/03/2014, Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera