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L'ignorance : des recettes pour la produire, l'entretenir, la diffuser - Santé Environnement
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Institutions - Comprendre
L’ignorance : des recettes pour la produire, l’entretenir, la diffuser
par Alain Geerts - 4 juin 2011

L’« agnotologie », « science de l’ignorance » était au centre d’un colloque qui s’est tenu du 30 mai au 1er juin, au Centre d’études interdisciplinaires de l’université de Bielefeld, dans le nord de l’Allemagne. Une discipline dont l’objet est l’étude de l’ignorance elle-même, mais aussi des moyens mis en oeuvre pour la produire, la préserver et la propager. A quelles fins ? Empêcher le politique de réguler l’économique et/ou des habitudes de vie privées lucratives, fussent-elle nocives. Par exemple ? Fumer, permettre aux jeunes enfants d’avoir un GSM, lutter contre les « mauvaises herbes » avec du Roundup, manger de la viande bourrée d’hormones issue d’élevages industriels...

Source : Le Monde

Etudier ce qu’on ne sait pas : quelle drôle d’idée. C’est en réalisant qu’on s’intéresse beaucoup plus à la production des connaissances qu’à la manière dont la société fabrique et propage l’ignorance que Robert Proctor (université Stanford) a forgé, en 1992, ce mot saisissant : « Agnotologie. » Cette « science de l’ignorance » était au centre d’un colloque qui s’est tenu du 30 mai au 1er juin, au Centre d’études interdisciplinaires de l’université de Bielefeld, dans le nord de l’Allemagne. Car, depuis la fin des années 2000, le terme imaginé par l’historien des sciences américain n’est plus seulement un néologisme : il recouvre une discipline aux confins de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire des sciences. Une discipline dont l’objet est l’étude de l’ignorance elle-même, mais aussi des moyens mis en oeuvre pour la produire, la préserver et la propager.

Le projet peut sembler abstrait. Il traite au contraire de questions d’actualité qui surgissent lorsque la science s’invite dans la société. Bien souvent, lorsque des technologies sont contestées, lorsque certains produits se révèlent être nocifs ou dangereux, des mécanismes agnotologiques se mettent en place. Dans le cas de l’industrie américaine du tabac, la publicité donnée - dès les années 1950 - à des « études » trompeuses sur de supposés bienfaits de la cigarette est connue.

Mais d’autres manoeuvres sont plus contre-intuitives. « On le sait moins, mais les entreprises du tabac ont aussi subventionné, avec des sommes considérables, de la très bonne recherche biomédicale, dans des domaines comme la virologie, la génétique, l’immunologie, par exemple. Plusieurs Prix Nobel ont eu leurs travaux financés ainsi, explique Robert Proctor. Mais cette recherche n’était suscitée qu’à des fins de distraction. Il fallait documenter ce qui pouvait causer des maladies possiblement attribuables au tabac : lors des procès contre l’industrie, les avocats des industriels mettaient toujours en avant les risques viraux, les prédispositions familiales, etc., pour dédouaner la cigarette. »

Augmenter le savoir disponible peut être, paradoxalement, une façon d’accroître l’ignorance du public. « De fait, ceux qui veulent produire de l’ignorance sur un sujet donné prônent généralement »plus de recherche« , renchérit l’historien des sciences Peter Galison (université Harvard). Le fait que tous les points de détail ne soient pas résolus permet de donner l’illusion qu’il y a débat sur l’ensemble de la question. D’ailleurs, le slogan des néocréationnistes américains c’est : »Enseignez la controverse.«  »

Comment cette forme d’ignorance se propage-t-elle dans la société ? Les médias ont leur part de responsabilité. « Une idée de l’objectivité très ancrée dans les médias veut qu’une bonne présentation d’un sujet oppose systématiquement deux points de vue contradictoires, dit M. Galison. Mais, dans certains cas, ne pas choisir, c’est précisément faire un choix ! »

Pour évaluer la pénétration du discours des industriels du tabac dans l’opinion, Robert Proctor s’est livré à une fascinante expérience. L’historien des sciences remarque, dans l’une des nombreuses notes internes confidentielles rendues publiques par l’industrie du tabac à la fin des années 1990, après une décision de justice, que les stratèges d’un grand cigarettier demandaient en 1969 à leur département de relations publiques de ne plus utiliser le terme « jeunes fumeurs ». Celui-ci devait être remplacé par « jeunes adultes fumeurs ». Robert Proctor a eu l’idée de rechercher cette expression dans les millions de livres numérisés par Google, en fonction de leur date de publication. Résultat : l’expression était absente de l’ensemble de la production éditoriale anglophone (romans, essais, ouvrages scientifiques, etc.) avant 1969 ; elle ne s’y propage rapidement qu’après son invention par l’industrie du tabac...

Il ne s’agit pas de propagation d’ignorance stricto sensu mais « cela permet de mesurer l’impact que peut avoir un simple mémo interne sur l’ensemble de la société », illustre M. Proctor. Aujourd’hui encore, ajoute le chercheur, « autour de 20 % des Américains pensent que le tabac n’est pas vraiment dangereux ». Une proportion plus forte tient pour scientifiquement douteux la nocivité du tabagisme passif, alors que celle-ci est bien documentée - plus de 500 000 morts prématurées, chaque année dans le monde.

Un célèbre mémo interne du cigarettier américain Brown & Williamson le dit, dès 1969, en termes crus : « Le doute est ce que nous produisons. » Le projet agnotologique de l’industrie du tabac, assumé et formalisé dès les années 1950, a fait plus tard des émules, sur d’autres thèmes.

Avec grand succès. « Aux Etats-Unis, une bonne part de la population - jusqu’à la moitié selon certaines études - ont l’impression qu’il y a beaucoup de débats dans la communauté scientifique sur la réalité du changement climatique anthropique, explique l’historienne des sciences Naomi Oreskes (université de Californie à San Diego), auteure, avec Erik Conway, d’un récent ouvrage remarqué sur le sujet (Merchants of Doubt, Bloomsbury Press, 2010). En 2004, j’ai publié une étude (une analyse de la littérature scientifique, publiée dans la revue Science) qui montrait que cela était faux. Immédiatement, j’ai été attaquée et j’ai cherché à savoir qui étaient ceux qui m’attaquaient. » Bien vite, l’historienne découvre « un mouvement très organisé de personnalités qui avaient prétendu, plusieurs années auparavant, que les pluies acides et le trou dans la couche d’ozone ne posaient pas de problème ».

Aux sources de ce mouvement, Naomi Oreskes identifie trois scientifiques américains de renom : William Nierenberg (1919-2000), Robert Jastrow (1925-2008) et Frederick Seitz (1911-2008), fondateurs en 1984 du George C. Marshall Institute, un think tank conservateur, véhicule de leurs idées. Or M. Seitz était également consultant au service du cigarettier RJ Reynolds. « Ce lien avec le tabac m’a rendue suspicieuse, car c’est un domaine scientifique qui n’a rien à voir avec les sciences de l’atmosphère, dit Mme Oreskes. C’était le signe que ces personnalités étaient engagées dans un projet politique et non dans un véritable débat scientifique sur la question climatique. »

Celui-ci se résume, selon l’historienne, à la défense de la liberté économique comme garante des libertés individuelles. Même aux yeux de grands chercheurs, les faits scientifiques peuvent être occultés par l’idéologie, résume en substance Mme Oreskes. « Ces scientifiques qui avaient fondé toute leur carrière sur l’utilisation de la science pour défendre les Etats-Unis contre l’Union soviétique ont vu, à la fin de la guerre froide, dans les sciences de l’environnement un avatar du communisme », explique l’historienne. D’où le lien avec le tabac : « De même qu’il y a une peur de voir le gouvernement réguler l’activité économique, il y a une vraie crainte qu’il s’immisce dans la vie privée, en intervenant sur des choix comme celui de fumer, etc. »

Dans la lignée du Marshall Institute, de nombreux think tanks américains - parfois financés par les intérêts des combustibles fossiles - enrôlent des scientifiques pour poursuivre, sur la question climatique, l’oeuvre agnotologique commencée à la fin des années 1980. Avec les mêmes moyens : publication de livres, de rapports, de communiqués de presse, de tribunes publiées dans la presse... « Leur production ressemble à de la science, avec des notes de pied de page et des références, mais elle n’en emprunte pas les canaux habituels », note l’historienne.

Avec un nouvel allié de poids : le Net. « Une fois que ces arguments sont injectés sur le Net, ils ne peuvent plus être arrêtés ou contrés, ajoute Naomi Oreskes. Dans les forums en ligne, ils sont mis en avant et suscitent des discussions sans fin. » Instrument de l’accès au savoir, Internet est aussi devenu, paradoxalement, une pièce maîtresse du dispositif agnotologique. Sur de nombreuses questions relatives au climat, « un honnête citoyen ne peut plus s’informer en cherchant des informations sur Google », conclut l’historienne. p

Stéphane Foucart

Article paru dans l’édition du 04.06.11