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Amiante : « Le déni du crime industriel »
par Alain Geerts - 9 décembre 2014

Nous évoquions il y a peu le déni opposé aux victimes de l’amiante par la cour suprême italienne au prétexte que le droit et la justice, c’est différent ; le droit peut en effet conduire à une injustice flagrante, c’est ainsi... Eliane Patrirca vient, dans Libération, d’interviewer Jean-Paul Teissonnière, avocat des victimes en France, et Annie Thébaud-Mony, sociologue en santé publique, qui l’un et l’autre déplorent que l’impunité perdure. Les institutions judiciaires nationales, même si elles en ont les moyens, ne mettent pas tout en oeuvre pour s’opposer aux multinationales ; il faut donc créer une cour pénale internationale de l’environnement pour juger les crimes industriels.

Les crimes industriels et environnementaux seront-ils jamais punis à la hauteur des catastrophes collectives qu’ils engendrent ? La Cour de cassation italienne a rendu, le 19 novembre, un arrêt désespérant : la plus haute institution judiciaire italienne a gommé le procès qui portait les espoirs des victimes de l’amiante dans le monde entier, le plus grand procès pénal jamais organisé dans ce scandale sanitaire et environnemental. Elle a annulé l’arrêt rendu en 2013 par la cour d’appel de Turin et acquitté le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny.
Cet ancien propriétaire d’Eternit, firme productrice d’amiante-ciment, avait été condamné à dix-huit ans de prison pour avoir causé intentionnellement une « catastrophe sanitaire et environnementale permanente », via ses quatre usines italiennes, et provoqué ainsi la mort de 3 000 personnes. Le procureur général a estimé prescrits les faits incriminés. Stupeur et colère des familles de victimes, indignation de tous les partis politiques italiens. Jusqu’au chef du gouvernement, Matteo Renzi, qui a promis de changer le « système des procès » pour mettre fin au « cauchemar de la prescription ».

Car l’amiante, serial killer cancérogène interdit en Italie depuis 1992, continue à tuer. Deux jours après la sentence de la Cour de cassation, la liste des victimes de Casale Monferrato, l’ex-capitale piémontaise du ciment-amiante, où Eternit a fermé ses portes en 1986, s’est allongée de trois noms : Maria Luisa Dellavalle, Vincenzo Spataro, Emilio Pentassuglia. Casale recense quelque 50 nouveaux cas de cancers incurables par an dus à l’amiante. A la lumière du procès de Turin, Jean-Paul Teissonnière, avocat des victimes de l’amiante en France, et Annie Thébaud-Mony, sociologue en santé publique (Inserm), porte-parole du réseau mondial pour l’interdiction de l’amiante, Ban-Asbestos, évoquent l’impunité dans laquelle prospère le crime industriel.

Comment s’explique la décision de la Cour de cassation italienne ?
Jean-Paul Teissonnière. Elle a constaté que la prescription, dont le délai est de douze ans en Italie, était acquise depuis 1998, les usines italiennes d’Eternit ayant fermé en 1986.

Ce risque de prescription n’avait pas été évoqué durant le procès, de 2009 à 2012, ou en appel, en 2013 ?
J-P.T. Si, bien sûr. Mais le tribunal de Turin avait estimé que la catastrophe n’était pas close, que la contamination se poursuivait puisque les sites n’avaient pas été désamiantés, et qu’il fallait tenir compte des décès survenus. En Italie, rien ne peut interrompre la prescription. C’est cela qui a permis à Berlusconi de se tirer de tous ses ennuis judiciaires. L’un des défenseurs de Schmidheiny, le pénaliste Copi, est aussi l’avocat de Berlusconi.

Vous avez été surpris par cette décision ?
Annie Thébaud-Mony. Pour les familles de victimes, l’annulation pure et simple a fait l’effet d’une bombe, bien au-delà des frontières italiennes. Après le procès pénal de Turin et la condamnation de l’industriel en première instance, alourdie en appel, à une peine de dix-huit ans de prison et d’importants dommages et intérêts, un énorme pas avait été franchi. On en était à chercher comment obtenir un mandat d’arrêt international contre Stephan Schmidheiny. On a été abasourdis !

J-P.T. C’est une terrible dénégation. La Cour a utilisé la prescription comme une arme de destruction massive. En France comme en Italie, la catastrophe de l’amiante est en réalité imprescriptible. Les cancers surviennent des décennies après l’exposition, de sorte que l’amiante est, comme Tchernobyl, une « catastrophe de l’avenir ».

Existe-t-il un recours ?
J-P.T. Pour les victimes, l’arrêt est définitif. La seule chose possible aujourd’hui, c’est ce que fait le procureur de Turin : Raffaele Guariniello requalifie les dossiers sous l’incrimination d’« homicide volontaire ». Du point de vue de la prescription, ce qui sera jugé ne sera plus la faute commise par Eternit, mais le décès de chacune des milliers de victimes.

A. T-M. Le procureur Guariniello a entamé il y a plusieurs années l’instruction d’un deuxième procès Eternit. Il s’appuie sur l’Observatoire des cancers d’origine professionnelle qu’il a mis en place depuis 1992, et engage des procédures pénales pour tous les décès d’anciens ouvriers des usines Eternit ou de leurs proches. Il poursuit Stephan Schmidheiny pour homicide volontaire aggravé de motifs abjects - la volonté de profit - et de moyen insidieux - l’amiante.

En France, les premières plaintes ont été déposées il y a dix-huit ans mais il n’y a toujours pas de procès pénal…
J-P. T. Le parquet de Turin a employé une disposition du code pénal italien qui prend mieux en compte la réalité du crime industriel : il s’agit du chef d’accusation de « désastre dolosif », c’est-à-dire une catastrophe collective, organisée de façon consciente, avec en circonstance aggravante, le nombre important de victimes. En France, on ne peut aborder les dossiers amiante que sous l’angle de l’« homicide involontaire », ce qui limite les peines à cinq ans de prison maximum, soit moins que la peine prévue pour un accident mortel de la circulation !

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